Vertige borgésien.
La bibliothèque de Babel peut-elle se dupliquer à l'infini ? Les bibliothécaires servent-ils vraiment le langage ? Sinon, quelle obscure et absurde mission est la leur ? Et cet ultime aparté, la bibliothèque qui tiendrait dans un seul ouvrage...
La bibliothèque de Babel est, avant toute chose, un lieu. (L'univers, nous interroge Borges ?) Une ruche, plutôt. Des cellules hexagonales, toutes identiques, impossibles à différencier, serrées autour d'un vide central, hébergeant le même nombre de livres identiques, où est écrit le même nombre de symboles sur chaque ligne. Le lieu vous rappelle la tour bibliothèque du Nom de la Rose ? Normal. Le lieu devient ce qu'il abrite. L'origine de l'absurdité entre les hommes. Celui où on se perd inévitablement.
Exercice de style, cas d'école, beaucoup de programmeurs ont créé l'équation permettant de dire précisément le nombre de livres qui seront générés à partir des codes édictés par Borges. Et finalement, la bibliothèque de Babel pourrait tenir sur un support de 4Go, apprend-on... Quand le vertige se prend un mur... Mais Borges a prévu la chose, qui invite à penser, dans la forme même de sa tour, une façon spiralaire d'inventer le texte suivant, peu importe si ça a déjà été écrit, puisqu'il est quasi impossible de retrouver le texte précédent. C'est en répétant qu'on continue de croire qu'on peut encore monter.
Ce qui est intéressant, c'est que cette bibliothèque n'en est justement pas une. Elle n'a pas pour but d'accueillir et rendre publiques des œuvres, ni même d'héberger du langage. C'est un temple. Le temple du tout qui créée n'importe quoi, et comprend le pire, le meilleur, l'inutile, l'indispensable, la forme de tous les possibles (les physiciens ont adoré confronter cette nouvelle aux anticipations d'Everett sur le multivers), tout ce qui a déjà disparu et ce qui n'adviendra peut-être jamais...
C'est surtout et avant tout une chaîne de signes, régie par le hasard (le hasard, vraiment ?). C'est par hasard que des agglomérats de signes donneront quelques lignes lisibles.
Les impies affirment que le non-sens est la règle dans la Bibliothèque et que les passages raisonnables, ou seulement de la plus humble cohérence, constituent une exception quasi miraculeuse. Ils parlent, je le sais, de "cette fiévreuse Bibliothèque dont les hasardeux volumes courent le risque incessant de se muer en d'autres et qui affirment, nient et confondent tout comme une divinité délirante". Ces paroles, qui non seulement dénoncent le désordre mais encore l'illustrent, prouvent notoirement un goût détestable et une ignorance sans remède. En effet, la Bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations,que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques, mais point un seul non-sens absolu. Rien ne sert d'observer que les meilleurs volumes parmi les nombreux hexagones que j'administre ont pour titre Tonnerre coiffé, La crampe de plâtre, et axaxaxas mlö. Ces propositions, incohérentes à première vue, sont indubitablement susceptibles d'une justification cryptographique ou allégorique ; pareille justification est verbale, et, ex hypothesi, figure d'avance dans la bibliothèque. Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple
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que la divine Bibliothèque n'ait déjà prévue, et qui dans quelqu'une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible. Personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresse et de terreur, qui ne soit quelque part le nom puissant d'un dieu. Parler, c'est tomber dans la tautologie.Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones - et sa réfutation aussi. (Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire ; dans tel ou tel lexique, le symbole Bibliothèque recevra la définition correcte système universel et permanent de galeries hexagonales, mais Bibliothèque signifiera pain ou pyramide, ou toute autre chose, les sept mots de la définition ayant un autre sens.) Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ?
Quelques références :
Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !"
Or, Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres." Yahvé les dispersa sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre.
Genèse, 11,1-9 (Bible de Jérusalem)
Quelques réflexions à la lecture de ce très court texte de la Bible (pas d’exégèse, bien au contraire, des interrogations) :
"Mais les dieux ne répondent plus pour les ivrognes.
Bacchus est alcoolique, et le Grand Pan est mort."Quelle énigmatique sentence :" Le Grand Pan est mort". Surtout lorsque Pascal vient percuter une pochardise de Brassens...
Dans quelques temps, ce podcast ne sera plus disponible. Pas grave, je n'en aurai plus besoin.
D'ici là, c'est l'émission que je risque d'écouter bien des fois.
Photo de Kévin et Laurianne Langlais sur Unsplash
Pour mémoire, comme chaque année, la liste,quasi exhaustive, de mes lectures 2022, à laquelle il faut ajouter comme chaque année les lectures "jeunesse" faites pour le boulot, et un certain nombre de livres que je n'ai pas achetés, donc rendus à leur propriétaire et dont j'ai perdu les références (des BD, notamment).
L'année prochaine sera différente, je ne sais pas si j'aurai envie, le temps, les moyens de faire une telle liste. La nature de mes lectures devrait aussi évoluer, reflètera-t-elle moins mes gouts ? Rendez-vous dans un an...
Je ne sais plus trop si je faisais ça, déjà, mais je vais mettre en gras les lectures qui, en cette fin d'année, continuent de m'accompagner (dans ce sens que leur lecture est moins éphémère, sur la durée)
L'histoire a tout pour plaire : identifier des reliques antiques en plein conflit irakien, en naviguant entre les forces en présence, pour prévenir leur disparition.
Histoire de mémoire, histoire de préservation. Pas trop en fait.
Les personnages (masculins) sont puissants, infatués, trop sûrs d'eux, surnagent dans la guerre, les trafics, les relations internationales. Ils sont général, archéologue, chef terroriste, patriarche de monastère, chef de tribu. Ca sent le roman noir politique, le James Bond livresque. Ils tirent les ficelles, ils parlent peu. Ils sont tous très chiants, sûrs d'eux, le regard porté vers l'horizon, certains de leur victoire ou au moins de leur destinée. C’est l'écueil de ce roman : tout déborde, dans ce qui est dit. Des personnages de roman d'espionnage, taille "service secret de sa majesté", un paysage plus grand encore, aucune demie mesure, aucune balance, aucune tempérance. Dans tout cet étalage de muscles et de neurones, rien n'est finalement plausible (ou bien ça l'est trop, mais si la réalité peut ressembler à ça, elle doit être pire encore). Divertissant.
Photo de Levi Meir Clancy sur Unsplash : Sinjar, 2020