Le Grand Pan

Posté par Nico dans Lire - 16 janvier 2023 14:43

"Mais les dieux ne répondent plus pour les ivrognes.Bacchus est alcoolique, et le Grand Pan est mort."

Quelle énigmatique sentence :" Le Grand Pan est mort". Surtout lorsque Pascal vient percuter une pochardise de Brassens...

Le Grand Pan m'est entré dans les oreilles il y a assez longtemps maintenant avec l'album L'Homme du Moment, d'Alexis HK. Grand fan de Brassens et de reprises, il a dépoussiéré la composition du vénérable moustachu avec une version endiablée de la chanson, ode (paradoxale de la part du bonhomme) à une liberté qui (légère extrapolation quand même) serait nostalgique d'un passé permissif, même religieux, par rapport à une modernité rationaliste, soumise à la rentabilité par toute sorte de Professeurs Nimbus.

Pour le plaisir, le son d'Alexis HK, plus agréable à mon avis que l'originale, et les paroles de Brassens :

Du temps que régnait le Grand Pan,Les dieux protégeaient les ivrognesDes tas de génies titubantsAu nez rouge, à la rouge trogne.
Dès qu'un homme vidait les cruchons,Qu'un sac à vin faisait carrousseIls venaient en bande à ses troussesCompter les bouchons.
La plus humble piquette était alors bénie,Distillée par Noé, Silène, et compagnie.Le vin donnait un lustre au pire des minus,Et le moindre pochard avait tout de Bacchus.
Mais en se touchant le crâne, en criant " J'ai trouvé "La bande au professeur Nimbus est arrivéeQui s'est mise à frapper les cieux d'alignement,Chasser les Dieux du Firmament.
Aujourd'hui ça et là, les gens boivent encore,Et le feu du nectar fait toujours luire les trognes.Mais les dieux ne répondent plus pour les ivrognes.Bacchus est alcoolique, et le grand Pan est mort.
Quand deux imbéciles heureuxS'amusaient à des bagatelles,Un tas de génies amoureux
Venaient leur tenir la chandelle.
Du fin fond du champs ÉlyséesDès qu'ils entendaient un " Je t'aime ",Ils accouraient à l'instant mêmeCompter les baisers.
La plus humble amouretteÉtait alors bénieSacrée par Aphrodite, Éros, et compagnie.L'amour donnait un lustre au pire des minus,Et la moindre amoureuse avait tout de Vénus.
Aujourd'hui ça et là, les cœurs battent encore,Et la règle du jeu de l'amour est la même.Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui s'aiment.Vénus s'est faite femme, et le grand Pan est mort.
Et quand fatale sonnait l'heureDe prendre un linceul pour costumeUn tas de génies l’œil en pleursVous offraient des honneurs posthumes.
Et pour aller au céleste empire,Dans leur barque ils venaient vous prendre.C'était presque un plaisir de rendreLe dernier soupir.
La plus humble dépouille était alors bénie,Embarquée par Caron, Pluton et compagnie.Au pire des minus, l'âme était accordée,Et le moindre mortel avait l'éternité.
Aujourd'hui ça et là, les gens passent encore,Mais la tombe est hélas la dernière demeureLes dieux ne répondent plus de ceux qui meurent.La mort est naturelle, et le grand Pan est mort.
Et l'un des dernier dieux, l'un des derniers suprêmes,Ne doit plus se sentir tellement bien lui-mêmeUn beau jour on va voir le ChristDescendre du calvaire en disant dans sa lippe" Merde je ne joue plus pour tous ces pauvres types.J'ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. "

OK... Point final ?

Non, car l'affaire rebondit en parcourant négligemment les Pensées de Pascal (le ton et les références pourraient faire de moi un chroniqueur fait divers sur Arte... si ça existait) 
Dans un chapitre appelé Prophéties,un numéro précède cette unique phrase : "Le Grand Pan est Mort"... 
En creusant un peu, on découvre que la phrase est une énigme littéraire depuis son apparition au premier siècle dans un texte de Plutarque (qui la rapporte lui-même en mettant en avant son caractère énigmatique...), et a fait l'objet de nombreux commentaires, chrétiens pour la plupart, essentiellement depuis le 16ème siècle (le bon Rabelais s'y adonnant lui-même) (pourquoi au 16ème siècle ? Redécouverte des œuvres antiques en général et de Plutarque en particulier ?)

Pourquoi tant d'histoires ?

Parce que l'histoire que rapporte Plutarque est fascinante. Qu'il n'existe aucune autre version de l'histoire, et qu'elle n'a jamais été commentée dans l'Antiquité. Et qu'elle figure dans un de ses traités appelé "Sur la fin des oracles". Et qu'il s'agit de Pan, dont le nom en grec signifie "le tout", et qui, s'il est décrit très souvent de manière secondaire (jamais d'ailleurs n'est-il décrit "Grand" Pan, mais le personnage est un des plus complexes des récits antiques, sa nature divine est souvent "indirecte", certains auteurs parlent de plusieurs divinités différentes...), il est pourtant le discret maître absolu de l'ensemble de la Nature et des éléments .
Qui plus est, s'il s'agit là d'un oracle, donc la phrase entendue oblige une interprétation.

Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j’ai entendu dire à un homme qui n’était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d’entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »

En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise.
Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de Pénélope.

Les romains, empereur en premier, concluent donc bel et bien à la mort du dieu Pan. Ce qui en soi est impossible, les dieux ne mourant pas. 
Les chrétiens vont adorer faire de l’exégèse sur cette phrase (le timing et parfait, l'histoire se déroulant pendant la seconde moitié du premier siècle), de la manière la plus contradictoire qui soit, faisant aussi facilement du dieu Pan la figure du Christ lui-même, que le symbole des animismes et paganismes (d'ailleurs, ce dernier mot ne serait-il pas lui aussi bâti sur le nom du dieu ?) vaincus par la nouvelle religion, voire l'image du diable.
L'archéologie du verbe est au moins aussi difficile que celle de la terre. Si peu de mots, tant de mystères. Témoignage unique (à ce jour). Sens perdu.
 Pan inspire beaucoup les musiciens, et dans la pop, les groupes de métal en particulier (l'aspect démoniaque surement). Dans les musiques "classiques", beaucoup de compositions avec flûtes. Evidemment. Et parmi ces compositions, Debussy :

Quelques références :

https://aldoror.fr/2018/01/07/le-grand-pan-est-mort/
http://www.penseesdepascal.fr/Propheties/Propheties22-approfondir.php
https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1983_num_200_1_4563

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