J'en ai des centaines.
Des photos gaufrées de grain, sombres, floues. On y distingue vaguement une mer de têtes, une scène, quelques musiciens pas trop tremblés, au mieux, dans le contre-jour produit par quelques spots surexposés.
"La destinée. Ma destinée ! C'est une drôle de chose que la vie - ce mystérieux arrangement d'une logique sans merci pour un dessein futile. Le plus qu'on puisse en espérer, c'est quelque connaissance de soi-même - qui vient trop tard - une moisson de regrets inextinguibles. J'ai lutté contre la mort. C'est le combat le plus terne qu'on puisse imaginer. Il se déroule dans une grisaille impalpable, sans rien sous les pieds, rien alentour, pas de spectateurs, pas de clameurs, pas de gloire, sans grand désir de victoire, sans grande peur de la défaite, sans beaucoup croire à son droit, encore moins à celui de l'adversaire -dans une atmosphère écœurante de scepticisme tiède. Si telle est la forme de l'ultime sagesse, alors la vie est une plus grande énigme que ne pensent certains d'entre nous. J'étais à deux doigts de la dernière occasion de me prononcer, et je découvris, déconfit, que probablement je n'aurais rien à dire. C'est pour cela que j'atteste que Kurtz fut un homme remarquable. Il avait quelque chose à dire. Il le dit. Depuis que j'avais moi-même risqué un œil par-dessus le bord, j'ai mieux compris le sens de ce regard fixe, assez ample pour embrasser l'univers, assez perçant pour pénétrer tous les cœurs qui battent dans les ténèbres. Il avait résumé - il avait jugé".
Joseph CONRAD, Au cœur des ténèbres
Ce passage est la thèse sociale et politique du 19è siècle.