I haven't seen Barbados

Posté par Nico dans Ecouter - 10 novembre 2020 08:58

A quoi pense-t-elle ce soir là, la toute jeune starlette, fille de pasteur, avec sa fougue et sa robe courte et rouge, lorsqu'elle descend de la scène de ce relais coincé sur une route poussiéreuse du middle-ouest, plein de cow-boys plus habitués à la country qu'au piano-voix enfiévré ? A quoi pense-t-elle ? Aux promesses de contrats ? A la présence d'un imprésario dans la salle ? Au cachet qu'elle va toucher ? Aux tout premiers articles régionaux évoquant son talent ? Aux maquettes d'un album en gestation ?

Quelques années plus tard, la maquette est terminée, l'album prêt à presser. Les salles sont plus grandes, les prestations plus nombreuses, mieux rémunérées. On lui envie son énergie, son magnétisme, la qualité provocante et référencée de ses paroles, la force de ses mélodies. Le succès lui est promis.

Les balances terminées, de retour à l’hôtel, elle regarde Thelma et Louise et alors sa tête explose. Cette histoire, elle la connait trop bien. Elle la partage avec trop de femmes. Elle sait qu'elle ne pourra jamais lui donner une fin. Qu'il n'y aura jamais de justice pour elles. Mais elle la chantera. En regardant le public dans les yeux. Sans une note de son Bösendorfer. Dans le silence le plus absolu et la rage de sa voix. Elle racontera en trois minutes tout ce qui passe dans la tête d'une jeune américaine qui se fait violer.

Me And A Gun a bientôt trente ans et si peu de choses ont changé. Les combats achoppent toujours sur les mêmes vieilles rengaines ancestrales et patriarcales.

Five a.m. Friday morning
Thursday night far from sleep
I'm still up and driving
Can't go home obviously
So I'll just change direction
'Cause they'll soon know where I live
And I want to live
Got a full tank and some chips
It was me and a gun
And a man on my back
And I sang, "Holy holy"
As he buttoned down his pants
You can laugh, it's kind of funny
The things you think at times like these
Like I haven't seen Barbados
So I must get out of this
Yes, I wore a slinky red thing
Does that mean I should spread
For you, your friends
Father, Mister Ed?
It was me and a gun
And a man on my back
But I haven't seen Barbados
So I must get out of this
And I know what this means
Me and Jesus a few years back
Used to hang and he said
"It's your choice, babe, just remember
I don't think you'll be back
In three days time, so you choose well"
Tell me what's right, is it my right
To be on my stomach of Fred's Seville
It was me and a gun
And a man on my back
But I haven't seen Barbados
So I must get out of this
And do you know Carolina
Where the biscuits are soft and sweet?
These things go through you head
When there's a man on your back
And you're pushed flat on your stomach
It's not a classic Cadillac
Me and a gun
And a man on my back
But I haven't seen Barbados
So I must get out of this
I haven't seen Barbados
So I must get out of this
La chanson commence par la fuite. A 5h du matin, elle réussit à se débarrasser de l'homme qui l'a violée quelques heures plus tôt et la fait rouler désormais dans sa propre voiture pour la soumettre à ses "amis". Junkie en manque, il est obligé de s'arrêter dans une pharmacie, et comme Thelma et Louise, commence pour elle la fuite à bord de sa Cadillac, sans savoir où aller parce que "il doit savoir où j'habite".
 Puis elle revient sur la morale (allusion à la résurrection), la culpabilité (est-ce que porter une mini-jupe me rend coupable ?), les choix qui s'offrent à elle (la peur ou la mort), la volonté de s'en sortir à tout prix, avec les mots qui au final scellent son silence (je dois juste me sortir de ça).
L'infernale science de cette chanson réside dans l'intrication perturbante du souvenir presque risible de ce qui lui passe en tête (survivre parce qu'elle n'a pas encore la Barbade, le goût des biscuits), des détails des violences subies (un homme dans ton dos qui t'écrase contre le capot d'une Cadillac, qui l'oblige à chanter, troublante évidence avec Thelma et Louise), des anecdotes presque risibles (elle a assez d'essence et de chips pour rouler dans la nuit) et des interrogations fondamentales sur la morale et le droit.
J'ai écouté pendant des années cette chanson comme une anecdote dans la discographie de Tori Amos. L'unique titre sans piano. Le seul A Capella. Depuis que j'en connais le sens (beaucoup de ses chansons sont tellement allusives, voire intello, qu'il est difficile à des non-anglo-saxons, peut-être même à des anglo-saxon de les comprendre parfaitement), elle me renverse à chaque écoute, à m'en tirer des larmes de colère et d'injustice.
Elle éclaire tellement son oeuvre. Même si Tori était féministe bien avant ça. Elle reste en ce domaine une référence pour la scène américaine. Mais se dire que chanter pendant trente ans des manifestes aussi engagés et s'apercevoir que si peu de choses ont changé, ni das le fond, ni dans la forme... 
Aux Etats-Unis vit encore probablement un homme que dénonce une chanson... Il vieillit libre. Et paisible ?
Tags : 2020