Les coupables

Posté par Nico dans Voir - 15 septembre 2022 13:45

Ils sont beaux mais leur plaisir à être là et ensemble est déjà gâché. Il le sera toujours. Ils sont beaux et ils feignent un naturel qui n'existera jamais. Ils sont beaux mais ils n'ont pas d'existence et n'en auront jamais. C'est un couple qui n'existe pas, mais trouve aussi son plaisir à ignorer ce préalable. Elle a déjà "une vie". Établie. Belle. Une "vraie". Des enfants, grands, un travail, un mari. Une vie dans laquelle il y a très peu d'espace pour lui, en face d'elle en ce moment, encore si jeune, si excitant, avec sa vie, belle aussi. Excitant comme tout ce temps volé, arraché à sa raison autant qu'à son emploi du temps. Arraché avec les ongles, avec les dents.
Ils sont beaux, mais ils n'existent pas.

Parce qu'elle a envie que ce soit ainsi. Lui aussi. Sentir brûler la peau. Elle veut être cette héroïne, qui se donne ce temps, ce plaisir, ce hiatus là entre tout le bonheur que lui ordonne sa "vie". Sans y croire non plus, mais il sera toujours temps, plus tard, de l'admettre. Il y aura des désirs d'aller plus loin encore, mais elle les refrénera toujours. Elle ignore pourquoi. Mais au moment où la raison s'immiscera, où des évidences affleureront, elle ne fera pas le choix de lui, là, en face d'elle en ce moment. Cette évidence. Un noyau noir. Ce choix.

Il y a un conflit. Une dialectique impossible à laquelle elle ne veut de toute façon pas réfléchir présentement. Ses yeux à lui  disent la même chose. C'est impossible mais on le réfute. Ils n'entendent pas. Elle veut consommer son bonheur d'être ici et maintenant avec lui. Si particulier. Si singulier. Lui qui la fait briller, et qu'elle trouve brillant. Avec lui, elle ne se sent pas spécialement belle. Elle se sent entière. Incroyablement forte et riche. Elle croit. Elle sait. Elle a tout reçu de lui. Elle lui a tout donné. Elle s'étonne parfois des propositions qu'ils se font. Des chemins qu'ils se proposent. Des lieux qu'ils habitent, des libertés qu'ils se donnent. Ils partagent un coffre sur une île au trésor. Presque tout, en somme. Sauf un projet. Un avenir. Il est un pas qui ne se fera pas.

Ils sont fous amoureux. C'est une évidence. Mais le malaise poins dès qu'ils quittent la terrasse pour la salle du bar. Ils ne seront tranquilles que dans la solitude. Un pas brièvement retenu. Une indicible angoisse. Le recoin isolé pour la densité populeuse. Un secret qui se révèle. Ils se détachent imperceptiblement. Elle feint la détente tandis qu'elle regarde autour d'elle. Un regard scrutateur. il va vers le bar sans lui demander ce qu'elle prendra. Au milieu du monde, ne pas lui parler. Ou à minima. Un regard. Pas trop familier non plus. Un geste. Devant tous ces gens. La peur d'être repérés.

Mille fois ils tenteront une vie normale, cachée dans les interstice d'une autre vie normale. Chaque fois la peur les reprendra. Mille visages de peur. De soi, d'être à la hauteur de cet autre que je vois si peu, la peur de l'autre, ses agacements, sa lassitude, ses mots. Les évidences et les paradoxes : elle que je connais si bien, elle que je connais si peu, elle que je ne connaîtrai jamais plus ni jamais mieux, et qui me connait tellement mieux que moi-même. La peur de briser ce qu'on a patiemment bâti et dont on est tellement fier. La volonté pourtant de se donner le droit d'être cet "un peu plus encore", de réussir à lui trouver un monde, un contenu, une dignité. 

Séparés, retomber, encore et encore. On s'appelle, on s'écrit. Mais on se manque. Le silence, plus encore que l'absence, soudain creuse les journées. La peur, toujours. La disparition. La ligne entre la vie régulière et irrégulière (Irrégulière, c’est bien le nom qu'on donne à une amante). La colère. Le désir renouvelé. Et la peur encore. La peur qui use très lentement l'illusion, dans une douleur calculée, jusqu'à hurler son évidence. Il n'y a rien à attendre de ne pas tout donner.

Ce n'est pas un amour. 

C'est plus encore. Une passion. Le seuil le plus élevé de la vie. Des contrastes à rendre le cœur. Une danse sur des lèvres brûlantes de lave. Tomber est interdit. Tomber est la seule fin. Dès leur premier baiser, ils l'ont su. Ils le savaient peut-être avant. Ils avaient vu. Entendu. Mais c'étaient d'autres. Les autres. C'est normal, se savoir différent. Personne ne peut les aider. Ils croient à tout. A rien. Ils n’imaginent pas encore lequel des deux, usé, lâchera l'autre. La main. Le regard. Lequel écrira "ne viens plus me chercher". La chute dans le volcan. L'irrémissible perte. Le manque. Les jours vides. Ils n'ont pas besoin d'aide. Ceux qui dans la salle ont perçu la duperie évitent leur regard. Ils sont beaux. Qui sont-ils, les autres ? Qu'auraient-ils à sortir de leur silence ? Qu'ils leurs foutent la paix, chargés qu'ils sont, eux aussi, de leur fardeau d'embryons et de cadavres. De la même peur. Coupables aussi. On ajoute pas de la douleur à sa douleur. De la vanité à la vanité. Pas envie de se rappeler. Ça ferait juste pleurer. Mais ça ne changerait rien.

Ils sont beaux. Ils n'auront jamais existé.

"Une passion qui s'est terminée comme se terminent tous les adultères qui n'ont pas le courage des choix assumés : mal".

Hélène GESTERN, Vertige, Arléa, 2017

Illustrations : 

  • Félix VALLOTON : La chambre rouge
  • Gérard UFERAS : photo de la série Un jour au musée
  • Maria Helena VIEIRA DA SILVA : L'échelle
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