Dernière oasis

Posté par Nico dans Lire - 14 décembre 2022 18:08

L'histoire a tout pour plaire : identifier des reliques antiques en plein conflit irakien, en naviguant entre les forces en présence, pour prévenir leur disparition.
Histoire de mémoire, histoire de préservation. Pas trop en fait.
Les personnages (masculins) sont puissants, infatués, trop sûrs d'eux, surnagent dans la guerre, les trafics, les relations internationales. Ils sont général, archéologue, chef terroriste, patriarche de monastère, chef de tribu. Ca sent le roman noir politique, le James Bond livresque. Ils tirent les ficelles, ils parlent peu. Ils sont tous très chiants, sûrs d'eux, le regard porté vers l'horizon, certains de leur victoire ou au moins de leur destinée. C’est l'écueil de ce roman : tout déborde, dans ce qui est dit. Des personnages de roman d'espionnage, taille "service secret de sa majesté", un paysage plus grand encore, aucune demie mesure, aucune balance, aucune tempérance. Dans tout cet étalage de muscles et de neurones, rien n'est finalement plausible (ou bien ça l'est trop, mais si la réalité peut ressembler à ça, elle doit être pire encore). Divertissant.

Photo de Levi Meir Clancy sur Unsplash : Sinjar, 2020


Et au milieu de ça, une jeune femme, la fille du général, élevée dans les plus grandes universités anglophones, qui n'a rien d'autre à faire qu'errer, entre Irak et Syrie, à cheval, au milieu des belligérants et des trafiquants, quelques heures avant l'attaque de l'Etat Islamique sur le Nord de l'Irak.... Crédibilité ?
Mais quoi, alors ? Pourquoi écrire un article sur un roman pas convaincant ? Parce que l'intérêt est ailleurs. Si on se fout un peu de l'action, on laisse évidemment la bluette de côté, on laisse les personnages, on laisse les trafics, les retournements politiques improbables, les dénouements 10 000 kms et 10 ans plus tard et on garde juste, et c'est bien assez vertigineux, "l'Histoire qui s'écrit".

Charif Majdalani outrepasse allègrement le roman, c'est heureux, et depuis le berceau de l'humanité, la grande plaine de Ninive, se sert de cet héritage pour interroger notre goût immodéré d'écrire ce qui n'a pas d'existence : l'Histoire elle-même. Majdalani interroge nos récits : naissance, narration, cycles, linéarité, variabilité, fin. Et dans cette interrogation, chaque personnage joue malgré lui un rôle, est un argument pour sa démonstration. Il fait de son aventure un théâtre de marionnettes, mélancoliques, soumises au rouleau compresseur de temps.
Car ici, il y a un postulat : le temps existe. Il suffit de regarder la poussière tout autour. Ruines des hommes. Le décor autour de nous, par contre, se fout complètement de nous. Un jour nous ne serons plus, et ce n’est ni triste ni gai. Mais nous inventons, c'est plus fort que nous, tout au long de notre présence au monde, l'Histoire. Et là, la vanité n'a pas de limite, parce qu'on peut dire n'importe quoi, effacer l'ardoise, et réaffirmer tout son contraire. Nous le faisons en permanence, par souci de vérité, parait-il. Mais il n'y qu'à contempler, comme les personnages, la plaine de Ninive, pour avoir conscience de la vacuité de l'effort. Car ici d'où, dit-on, tout est parti, il ne reste rien depuis longtemps. Ça devrait rendre modeste.

Et comme ça fait dix fois et plusieurs semaines que je reprends cet article pour le finir, sans y parvenir, vous lirez vous-même le questionnement fascinant, ironique et glaçant que Charif Majdalani pose sur notre contemporanéité.

Au milieu du désert, il fait jaillir une oasis de doutes et de vanités. Parce que peu importe de savoir qui a raison, nous n'avons de toute façon jamais envie que l'Histoire comme la raconte l'autre soit meilleure que la nôtre, ce serait déjà perdre la face. Ce serait aussi regarder en face ce que nous savons déjà : notre perte, notre faiblesse, notre pauvreté, notre impuissance. Dernière oasis est un grand livre sur l'entropie.

  • Auteur : Charif MAJDALANI
  • Titre : Dernière oasis
  • Editeur : Actes Sud
  • Année : 2021

"Notre vision du monde et du présent est structurée par la fiction, dont l'une des plus prégnantes est l'Histoire elle-même. Comme si les récits historiques, aussi bien que les épopées ou les poèmes, n'avaient pour seul but que de rendre le présent non point compréhensible mais juste acceptable, en le faisant entrer dans des catégories entendues, polies, ajourées, en le rendant esthétique. C'est en cela, peut-être, que le Supérieur avait raison, c’est en cela que l'Histoire semble répétitive et dotée de sens. Mais elle ne l’est pas, en fait, elle donne seulement l'illusion de l'être. Comme de l'Art, nous avons besoin de l'Histoire pour ne pas mourir de la vérité, à savoir que tout n’est que chaos sans signification, sans logique et sans but".

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