Conséquences d'un choix, certains choses trouvent leur fin. Après onze années de formations, je quitte le CNFETP et mes toutes petites fonctions de formateur-intervenant. Difficile pourtant de dire adieu à ces rituels, allers-retours de nuit, nuits d'hôtel solitaires, stress systématique, émulation professionnelle, syndrome de l'imposteur ; à cette petite famille, ces sourires constants, cet enthousiasme, ces encouragements, ce petit écrin, cette ville de crachin, de patrimoine, de concerts, à ce fleuve magnétique le long duquel j'ai souvent erré. Nantes n'est pas qu'une ville où perdre son parapluie. J'ai tissé au fil des années le long du cours de la Loire une sorte de protocole passionnel qui nourrira probablement ma nostalgie pendant quelques mois.
Notre approche personnelle du numérique a considérablement évolué en dix ans. Notre approche scolaire du numérique a changé. Depuis quelques années, je sens la limite de mon enthousiasme. Je vois la faim des géants, l'usage à outrance avant l'utilité de l'usage, la fin de l'espoir que j'y avais mis (les fameux "communs de la connaissance", dont seule subsiste Wikipedia). En septembre dernier, j'hésitais déjà à rempiler. Plus crédible, trop critique vis à vis des usages actuels. Temps de passer la main. C'est fait.
L'équipe a changé. Les chefs partent. Ces merveilleux et véritables pédagogues favorables à un empirisme pédagogique, mouvant, adapté à chaque situation ou chaque individu, sont poussés aux extrêmes, jusqu'à l'épuisement et la détestation du métier. Il faut de la rationalité, du rendement, des certifications, des "qualités" évaluables, du formatage, des comptes-rendus, des comptes à rendre. Je pars avec eux.
J'ai tout aimé. Même les atermoiements, les déprogrammations inopinées, les annulations, les oublis. J'ai aimé ces paniques de dernier moment, cette peur d'être illégitime, les dix jours de préparation immersive que ça demandait, chaque fois, même après dix ans, pour avoir une réponse à toutes les questions, une proposition à faire à ceux qui en auraient besoin. J'ai adoré apprendre, remettre en question, l'envie permanente de faire plus, au quotidien, de faire différemment, et mieux. Tout cela donnait un sens et une valeur à ce travail de prof que je faisais sans envie.
J'ai aimé qu'on anticipe tout ce dont j'aurais besoin, qu'on me rappelle toujours positivement les échéances, qu'on écoute les soucis rencontrés (animation, objectifs, gestion, outillage, références, ateliers, concepts...), qu'on m'amène à expliciter, réfléchir à ce que je fais, comment je le fais, pourquoi je le fais, afin que je comprenne seul ce qu'il faut changer, revoir, adapter, développer. J'ai aimé qu'on aime mon travail, qu'on me le dise, qu'on m'encourage, me félicite ; les échanges avec d'autres intervenants, d'autres formateurs, tous passionnés, les équipes qui se connaissent à peine, dont les regards convergent avec évidence, ces pros qui ne sont pas des profs à la base mais ont le souci inné de l'élève et de l'apprentissage, ces anxieux au recul permanent qui remettent jour après jour en cause.
J'ai aimé les préfabriqués craquant sous les tempêtes, obligatoirement trop chauds ou trop froids, l'odeur des revêtements de sol synthétiques, les bureaux vitrés, le couloir aveugle distribuant les salles, la grande Pays-de-Loire (la mienne, ai-je souvent pensé), les petites Midi-Pyrénées ou Bourgogne (ma toute première formation, "Zotero, Netvibes et Diigo, outils de veille et de référencement pour le CDI"), la machine à café et le privilège de la clé, la porte de secours calée avec une pierre pour la pause des fumeurs, le site diocésain devenu annexe de l'UCO, les platanes, ces totems immenses et vénérables que personne pourtant ne semble voir, la bouffe dégueu du RU, les factures à garder pour les remboursements de frais.
J'ai aimé Nantes, me promener sur l'île à la fin du jour, laisser retomber les responsabilités, la pression, le temps, cesser de réfléchir, sentir la satisfaction innerver la moelle épinière, sur les quais de Loire, ou dans la voiture, sur l'autoroute du retour. J'ai aimé passionnément les bords de Loire. Le fleuve comme une artère, un flux vital qui m'indiquait un sens, qui me portait, me ramenait. Angers, Beaupréau, Saint Florent, Ancennis, Saint Sebastien, Rezé, Trentemoult. Je laisse des tonnes de souvenirs, d'habitudes et d'émotions dans l'aval de son cours. Des pages, des pierres, des vœux, des attentes, des soupirs, des rires, des émotions, du vide, des bruits de pas dans la nuit.
L'éléphant, les blockhaus, les anneaux, le palais de justice, l'école des beaux-arts, la cathédrale, le Stéréolux, le Lieu Unique, le Ferrailleur, la Barakason, toutes les rues qui m'ont vu traîner les semelles à la recherche d'un bar ou d'un restau, ou d'un concert pour étirer un peu ma journée.
Evidemment rien n'est fini. Rien n'a disparu. Mais rien ne se refera plus de cette manière. Dix années de rituels tranquillement élaborés, de petits habitudes qui conféraient à toutes ces micro-insignifiances un goût unique d'aventure, à chaque lieu la familiarité et l'intimité d'un coin de chambre.