Bel abîme

Posté par Nico dans Lire - 11 novembre 2022 10:56

Rien que ce titre. L''ironie de ce titre... Où cet abîme pourrait être un lieu de promenade pour Dante.

Disons-le tout de suite, le récit n'a qu'un défaut, celui des livres courts quand ils sont bons : ils mordent, ils brûlent, laissent une trace, mais à peine un souvenir. C'est brillant, précis, chirurgical, mais on s'en remet presque trop vite. Par contre, y replonger les yeux, c'est ressentir la morsure aussi douloureusement. Ces mots-là sont habités.

Bel abîme est un roman explosif, un manifeste sur toutes les strates de l'absurdité, de la violence, du mensonge, et de l'incontrôlable colère qui en résulte. Il se passe en Tunisie, mais son universalité est évidente. 


Le livre attend depuis plusieurs semaines que je lui rende justice, tout à côté de l'ordinateur, l’œil de la couverture me fixant sans relâche. Difficile de dire pourquoi je n'ai pas sauté sur mon clavier pour en parler dès sa lecture finie, tellement il m'avait remué. La colère contenue dans les pages est patiente. Exprimée, elle couve comme une lave incandescente, prête à rejaillir.

Difficile de ne pas trop raconter cette histoire, véritable pétage de plomb reposant finalement sur de l'anecdotique, mais qu'est-ce qui est anecdotique quand on a rien, ou juste "trop peu pour s'enfuir". Récit à la première personne, l'histoire est construite de phrases courtes comme autant de slogans et de revendications, de claques dans la figure, raconté à posteriori d'un passage à l'acte, contre chaque brique de chaque mur qui bâtit son enfer : famille, école, police, culture, travail, émigration, pauvreté, religion, espoir, avenir, langage...

Après quelques mois, il me reste de ce livre une somme d'analogies, jamais parfaitement équivalentes, avec tous les combats qui me mettaient en feu à l'adolescence, ces odes punk perdues d'avance contre la simple négation de l'existence, qui couvent toujours sous la poussière de l'âge.

Crier, courir, tuer, parce que ce n'est pas une vie que de ne pas exister. Ou comme disaient certains :

"Mais tu sais moi j'les envie un peu
Tous ces gars qui foutent le feu dans leur banlieue
Ils ont pas appris à vivre, juste appris à vomir
Et vomir ça fait du bien
Quand t'attends vraiment plus rien
Et c’est rien, qui t'attend" (Frères Misère)

Extrait :

Ce n'est pas comme si on vous donnait du marbre et un burin, qu'on vous mettait devant une contrebasse ou une page blanche. S'emparer d'une arme à feu n'a rien de compliqué. On a employé du génie pour qu'elle soit conçue comme une extension de la main. A cette main qui nous a offert d'être des hommes, qui a saisi une branche à part pour nous extraire du monde des bêtes, on lui a offert un cadeau taillé sur mesure. La bestialité d'un claquement de doigt.

Vous pouvez croire à ça, monsieur Bakouche, vous pouvez même vous gargariser avec. Venant d'un avocat, cela ne m'étonne pas, sinon, comment justifier d'être payé pour vos plaidoiries ? Libre à vous de penser que l'homme est parole, qu'on est langage, que c’est ce qui nous a distingués des primates, cette mutations au niveau de la glotte, cette capacité à jacter, à ce donner par des mots des suites dans les idées et tout le tralala. Mais les idées n'ont que faire des langues. Elles ont besoin de mains. La main est le privilège de notre espèce. C'est à son évolution qu'on doit notre humanité... La paume qui s’aplatit, le pouce qui s'ouvre, les autres doigts qui se libèrent, s'ajustent, et nous voila dotés, habiles et précis, capables de saisir, d'esquisser, de construire et d'assembler. Ce qu'on brasse avec la bouche n'est rien d'autre que du vent.

Viser, c’est encore plus simple. Il suffit de fixer l'objet de sa haine et de presser la détente pour cracher un feu qui n'a guère besoin de vous pour atteindre sa cible. Et moi je fixais cet homme qui a assassiné à brûle-pourpoint ce que j'ai connu de plus beau dans cet enfer et je l'ai entendu s'en justifier en se disant homme de main. Homme de main, cela se paye. Tu ne seras plus l'homme de main de quiconque et tu ne te saisiras plus d'aucune arme pour assassiner qui que ce soit."

  • Auteur :Yamen MANAI
  • Titre : Bel abîme
  • Editeur : Elyzad
  • Année de parution : 2022
  • Pages : 110

Je comprends peut-être en écrivant ce passage pourquoi je laisse ce livre veiller près de moi depuis des semaines : pour qu'à chaque fois que je l'ouvre il continue de cracher ce feu qui n'a "guère besoin de moi pour atteindre sa cible".

J'aurais aussi pu faire une somme de citations comme autant de "punchlines". Mais il y avait ici, dans ce moment prométhéen, tous les ingrédients qui le façonnent : humanité et bestialité, fausseté du langage, abjection des déterminismes, prééminence du rôle de la main.

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