Et paf, nostalgie.
Je suis vieux, en transition pro, un aller-retour à Mamers aura suffi à faire resurgir quelques souvenirs, symboliques et synthétiques de ces vingt années d'enseignement.
Je sors donc de ce comité qui vient de valider mon financement et ainsi mettre un terme au pénible, laborieux et si long dossier bancaire de la boutique, et je me dirige vers Mamers, pour découvrir la simulation de mes enseignes.
La voix de Liz Fraser m'accompagne et rien que cela suffirait à rendre mélancoliques les pierres de la route romaine qui tire sa droite ininterrompue sur la crête du Saosnois.
Voie romaine
Mon premier poste de remplaçant, en 2001, était un double poste, entre un gros collège de centre ville et un tout petit réduit à Mamers aux étagères métalliques qui étaient des rayonnages de magasinier. J'ai appris deux jours avant d'arriver que le métier pour lequel je venais de signer s'appelait "professeur documentaliste", et que j'aurais donc des classes à enseigner. Exactement ce que je ne voulais pas faire, en choisissant ce métier et non pas celui de prof d'histoire-géo. Tant pis. J'en prenais pour 20 ans, et je m'y suis au final accommodé.
Dans cet établissement (qui a fermé, depuis, c'est récurrent dans ces vingt années, trois mutations pour cause de fermeture), le pensionnat du lycée vivait ses dernières heures, pour le bien de tous, avec son surveillant général qui, depuis un balcon, hurlait ses consignes aux élèves les pus butés que j'ai pu rencontrer, les profs buvaient du rouge à table, et un couloir de la mort menait à une obscure salle des profs fumeur, portes et fenêtres jamais ouvertes, à la tapisserie (toute de vagues fleuries en velours pourpres, noires et blanches) imprégnée des odeurs de cigarettes à vous soulever le cœur.
Dans cet établissement,dans lequel j'ai dû prendre rendez-vous avec le chef d'établissement pour justifier la nécessité d'achater trois dictionnaires, j'ai pourtant trouvé un livre de Kawabata, Les belles endormies (pourquoi ce livre, pourquoi ici ? Parfaitement inadapté) et je suis immédiatement devenu fou du romancier japonais.
Et puis j'ai rapidement pris la voie romaine pour aller travailler (surtout pour revenir du travail, les beaux jours, parce que ce n'est pas vraiment un raccourci, sauf à aimer défoncer ses amortisseurs et ses pneus). Sur la route qui mène de Fresnay à Mamers, un lieu-dit nous oblige à ralentir. S'ensuivent quelques courbes, une succession de villages, des croisements... Mais en regardant tout droit, on voit cette ligne s'élever sur les légers reliefs du saosnois, et il n'en fallait pas plus pour me donner envie d'y rouler.
Les quelques kilomètres de crête aérienne de la voie romaine sont devenus mon moment à moi, je les ai photographiés avec mon petit 6x6 expérimental dont je développais moi-même les photos, j'ai cherché un coin d'ombre le long des rares haies pour y faire des siestes (aujourd'hui encore il m'arrive de faire une sieste entre Teloché et Yvré, en revenant du travail), j'ai attendu que les orages crèvent, j'ai aimé l'ondulation et l'odeur des blés, le changement des couleurs... Mais, paradoxal, je n'aimais déjà pas faire la route. J'ai toujours abhorré rouler pour aller travailler. Ça m'aura tenu plus de 20 ans malgré tout.
Et depuis, chaque fois que je passe devant l'embranchement, je propose de prendre cette route patrimoniale quasi oubliée où deux voitures ne peuvent pas se croiser. Alors quand je suis seul dans la voiture, l'évidence est là.
Et puis... avec ou sans Liz Fraser, Mamers sonne surtout comme une nostalgique grotte musicale recelant autant de souvenir que la route qui y mène. Mais c'est assez de ressasser, on en devient ennuyeux.
...putain de ligne de basse...
Et cette envie de réécouter Kate Bush...
Je viens de mettre des mots sur l'impression triste et gênante qui me prend depuis toujours quand j'entends cette chanson (impression de gêne très certainement renforcée par l'analogie du titre avec celui de Sardou...)
Je vois des amants écrasés de peur et de solitude dans un décor de film, une jungle malade, squameuse verdure tâchée de plaques noires mortifères. Désir et désir de fuite. Piège.
Photo de Tim Marshall sur Unsplash
Les tours de Brueghel. Comparaison, signification et critique de ces analyses. Parce que, vraiment, ça me tourne en rond dans la tête depuis un moment, ça tourne à la fascination, et surtout, ça gratte un peu de lire n'importe quoi sur le sens de ce texte..
Tout d'abord, de qui parle-t-on ? Parce que des Brueghel, peintres de la Renaissance, ce n'est pas e qui manque. Pieter Brueghel, (1525-1569), dit l'ancien est celui qui nous intéresse. C'est aussi le plus connu de la famille. Il peint beaucoup de scènes villageoises au fil des saisons, de détails, et c'est toujours ce qui m'a plu chez lui, pouvoir promener le regard du détail au général, sans jamais se lasser. Ses scènes villageoises sont des quasi-archives d'us qui seraient perdus sans elles, parce que l'art ne s'intéresse pas ou si peu au quotidien.
(Incidemment, Brueghel l'Ancien est donc l'inventeur de "Où est Charlie ?")
On retrouve le besoin d'imprégner ses œuvres de son quotidien jusque dans ses scènes bibliques. Ainsi en va-t-il des deux Tour de Babel. La première, plus claire, ressemble à un volcan égueulé. Elle évoque par son accumulation basique d'arches et son avancement anarchique les limites d'une maîtrise technique, mais surtout d'une maîtrise d'oeuvre. Pour bien faire ressentir l'endroit où grouille la vie, le peintre choisit de concentrer dans les entrailles de sa tour les couleurs chaudes. On pense aux ruines du Colisée, aux encoignures des prisons de Piranese, aux arcatures de Chirico.
La seconde est beaucoup plus édifiante. Le cylindre est plus régulier, la répétition des arcades plus stricte et austère, l'obscurité plus présente. le format plus "vertical" accentue le vertige. Ses étages inférieurs ne menacent pas ruine. Il y a plus de maîtrise dans un projet encore en cours. La répétition des motifs renforce l'absurdité du projet. Brueghel adore les détails, alors on s'approche du tableau pour comprendre la raison de ses deux grands "coulures" verticales, blanchâtre et rougeâtre : des zones de déblaiement (ce qui laisse entendre que le chantier tourne toujours).
Brueghel transcrit chaque fois le texte dans une ville hanséatique, pas de plaine désertique, il faut critiquer son époque, donner à voir son temps, d'où la logique d'une critique des puissants du seizième siècle, des guildes unifiées, des royaumes ambitieux. Citons Wikipedia : "La peinture est censée représenter les dangers de l'orgueil humain, mais aussi l'échec de la rationalité face au divin. C'est aussi une allégorie du fier empire international des Habsbourg basé sur une foi unifiée, et constitué de banquiers, de ministres, de clercs, de soldats et de penseurs humanistes sycophantes soumis à un tel projet." (on saluera l'exercice de style qui consiste à placer le mot sycophante)
J'aime que l'art critique les puissants. J'aime cette analyse. Mais revenant au texte initial, il y a une erreur, généralisée lorsqu'il s'agit d'analyser Babel qui m'agace toujours au plus haut point. Si je relis le texte publié dans l'article Babel -2-, la construction n'est pas l'échec des hommes, technique ou langagier. Ils ne sont pas victimes de leur ambition, de leur aveuglement, de leur vanité, comme on nous les décrit ici encore.
Les hommes parlent le même langage. Ils construisent une tour. Le chantier progresse. Ils peuvent monter jusqu'au Ciel. Il n'y a aucun obstacle à leur projet, si ce n'est Dieu lui-même. C'est Dieu qui décide que ce n’est pas bon pour lui et décide de les en empêcher.
En fait, par Babel il faut comprendre : si Dieu n'intervient pas, Dieu n'existe pas.
La belle invention.
Je suis fan absolu de la première version. Elle ressemble à l'image que je me fais, depuis toujours, d'un être humain... Une tour qui se construit et monte absurdement sans interruption tout au long de sa vie, construit de petites briques et de belles pierres, tout en irrégularités, plutôt fragile, rempli de beaux motifs autant que de trous, de vides, de béances, d'obscurité, étayé pour ne pas s'effondrer. Un truc inutile, voué à disparaître, vaniteux, incompréhensible. Plein de vie, quoi.
Je me souviens avoir été en arrêt très longtemps devant, à Vienne, avant qu'un gardien peu amène me demande de m'éloigner alors que je m'étais approché trop près, absorbé par toute l'activité fascinante qui anime la peinture.
reproduction des tableaux : Wikipedia
"Tout ce qui monte converge". Theillard de Chardin
Le religieux faisait partie de la "Croisière Jaune", la grande expédition financée par Citroën en 1931 ayant pour but de faire la promo de la marque sous couvert de mission d'exploration anthropo-coloniale.
Sur la porte de sa chenillette, un petit dessin avec ces quelques mots : "Tout ce qui monte converge". Pendant des années, j'ai trouvé ce leitmotiv intéressant et je l'ai fait mien. Dans tout ce qui monte, je mettais évidemment la connaissance qui permettait d'approcher la lumière, l'intelligibilité qui effaçait les conflits, le fait que tout savoir mettait à jour une évidence ultime, simple et unique (il me semblait quelques années après que l'exemple le plus enthousiasmant de cette maxime était Wikipedia, et j'étais dès lors convaincu qu'un monde sans guerre et ambition mortifère était à notre portée, un monde "en bonne intelligence").
Ça n'existe pas. Babel s'est effondrée. Toute tentative pour faire parler les hommes à l'unisson est vouée à l'échec, chaque génération pense avoir tiré les leçons de la précédente, mais n'en apprendra jamais rien. Etre l'héritier de la performance et de la technique de ses parents ne signifie pas en acquérir l'expérience. Quand bien même les hommes parleraient le même langage qu'ils ne désireraient pas plus céder quoi que ce soit au voisin, ni même s'intéresser au son de sa voix.
"Tout ce qui monte converge". Converge vers quoi ? Qui ? Il n'y a au final dans la maxime de Theillard de Chardin que la conviction prosélyte que plus on monte plus l'évidence de Dieu se fait. Le sauvage finit toujours par être converti. Le souci, c'est que chacun tirant à soi cette situation risque de faire la guerre encore longtemps, puisque sa téléologie ne sera jamais celle de l'autre, mais qu'aucun n'en démordra.
Non seulement Babel est tombée, mais il est illusoire de croire qu'on puisse jamais l'édifier. Des parallèles montant vers le ciel nous donnent l'illusion de la convergence. Se conforter dans cette illusion est une flemme malhonnête et confortable.
Vertige borgésien.
La bibliothèque de Babel peut-elle se dupliquer à l'infini ? Les bibliothécaires servent-ils vraiment le langage ? Sinon, quelle obscure et absurde mission est la leur ? Et cet ultime aparté, la bibliothèque qui tiendrait dans un seul ouvrage...
La bibliothèque de Babel est, avant toute chose, un lieu. (L'univers, nous interroge Borges ?) Une ruche, plutôt. Des cellules hexagonales, toutes identiques, impossibles à différencier, serrées autour d'un vide central, hébergeant le même nombre de livres identiques, où est écrit le même nombre de symboles sur chaque ligne. Le lieu vous rappelle la tour bibliothèque du Nom de la Rose ? Normal. Le lieu devient ce qu'il abrite. L'origine de l'absurdité entre les hommes. Celui où on se perd inévitablement.
Exercice de style, cas d'école, beaucoup de programmeurs ont créé l'équation permettant de dire précisément le nombre de livres qui seront générés à partir des codes édictés par Borges. Et finalement, la bibliothèque de Babel pourrait tenir sur un support de 4Go, apprend-on... Quand le vertige se prend un mur... Mais Borges a prévu la chose, qui invite à penser, dans la forme même de sa tour, une façon spiralaire d'inventer le texte suivant, peu importe si ça a déjà été écrit, puisqu'il est quasi impossible de retrouver le texte précédent. C'est en répétant qu'on continue de croire qu'on peut encore monter.
Ce qui est intéressant, c'est que cette bibliothèque n'en est justement pas une. Elle n'a pas pour but d'accueillir et rendre publiques des œuvres, ni même d'héberger du langage. C'est un temple. Le temple du tout qui créée n'importe quoi, et comprend le pire, le meilleur, l'inutile, l'indispensable, la forme de tous les possibles (les physiciens ont adoré confronter cette nouvelle aux anticipations d'Everett sur le multivers), tout ce qui a déjà disparu et ce qui n'adviendra peut-être jamais...
C'est surtout et avant tout une chaîne de signes, régie par le hasard (le hasard, vraiment ?). C'est par hasard que des agglomérats de signes donneront quelques lignes lisibles.
Les impies affirment que le non-sens est la règle dans la Bibliothèque et que les passages raisonnables, ou seulement de la plus humble cohérence, constituent une exception quasi miraculeuse. Ils parlent, je le sais, de "cette fiévreuse Bibliothèque dont les hasardeux volumes courent le risque incessant de se muer en d'autres et qui affirment, nient et confondent tout comme une divinité délirante". Ces paroles, qui non seulement dénoncent le désordre mais encore l'illustrent, prouvent notoirement un goût détestable et une ignorance sans remède. En effet, la Bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations,que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques, mais point un seul non-sens absolu. Rien ne sert d'observer que les meilleurs volumes parmi les nombreux hexagones que j'administre ont pour titre Tonnerre coiffé, La crampe de plâtre, et axaxaxas mlö. Ces propositions, incohérentes à première vue, sont indubitablement susceptibles d'une justification cryptographique ou allégorique ; pareille justification est verbale, et, ex hypothesi, figure d'avance dans la bibliothèque. Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple
dhcmrlchtdj
que la divine Bibliothèque n'ait déjà prévue, et qui dans quelqu'une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible. Personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresse et de terreur, qui ne soit quelque part le nom puissant d'un dieu. Parler, c'est tomber dans la tautologie.Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones - et sa réfutation aussi. (Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire ; dans tel ou tel lexique, le symbole Bibliothèque recevra la définition correcte système universel et permanent de galeries hexagonales, mais Bibliothèque signifiera pain ou pyramide, ou toute autre chose, les sept mots de la définition ayant un autre sens.) Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ?
Quelques références :
Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !"
Or, Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres." Yahvé les dispersa sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre.
Genèse, 11,1-9 (Bible de Jérusalem)
Quelques réflexions à la lecture de ce très court texte de la Bible (pas d’exégèse, bien au contraire, des interrogations) :