Timika-Western papou

Posté par Nico dans Lire - 11 février 2022 11:50

Avouez, le titre a de quoi attirer l'attention. Timika tout seul, je serais passé à côté. Mais western ET papou juxtaposés, ça intrigue. Le hasard fait parfois bien les choses. Cette aventure a magistralement clos mon année de lecture. Dépaysement, géopolitique, humour, écologie, aventure, injustice, indépendance, exploiteurs capitalistes, bandits, receleurs, tous les ingrédients sont savamment dosés par Nicolas Rouillé pour faire de ce livre une expédition dont on revient à regrets.

Prologue :
Il y a parfois des livres que l'on attend pas. C'est le cas de celui-là. Quand je repère des livres que je n'ai pas envie d'acheter immédiatement - soit parce que d'autres livres m'ont déjà ruiné, ou que leur achat ne parait pas urgent - je les mets "en veille" sur des sites de revente d'occasion.
Ainsi en est-il de L'Enigmaire, de Pierre Cendors. Parce que si le monde de Cendors est riche et singulier, sa lecture est parfois absconse ou déroutante. Des livres dignes d'intérêt pour leur singularité, pas pour leur plaisir de lecture. J'ai fini par trouver le Cendors au prix que je voulais.
Or, acheter un seul livre et me le faire expédier dérange mon côté radin et ma conscience écologique. Donc, j'aime acheter à un même vendeur plusieurs livres à la fois. Ce qui signifie que trouver le livre au bon prix ne signifie pas forcément achat, parce qu'il faut explorer la "boutique" du revendeur, mais j'avoue, les digressions, c'est vite lassant, en plus de n'être pas particulièrement intéressant.

Le livre :

J'achète donc Timika dans un lot "autour" du Cendors, intrigué par son titre, l'apparent dépaysement, l'originalité de l'aventure, et l'éditeur. Et bing, aucun regret, livre magnifique, voyage, érudition, révolte... Nicolas ROUILLE s'est rendu plusieurs fois sur place pour comprendre ce qu'était vraiment la Papouasie Occidentale, l'intrication des conflits, les enjeux qui la traversent, et nous rapportent une somme certes érudite, mais jamais assommante, parfaitement habillée d'un roman alerte qui se dévore par ses nombreuses entrées, ses recoupements, ses fausses pistes, ses personnages, ses rebondissements.

On suit tout d’abord Pak Sutrisno, un pauvre indonésien de Java qui quitte sa misère et sa famille pour installer à Timika, Papouasie, ville de réseaux, de misère, de chercheurs d'or, de mafieux, marigot où se joue à toutes les échelles le cynisme humain : multinationales peu scrupuleuses de l'environnement ou de la vie.

On trouve des australiens perdus qui veulent aider leurs prochains, humanitaires, enseignants détachés, paumés voulant se donner une nouvelle légitimité altruiste, des militaires et des policiers jaloux de leur pouvoir, cherchant à attirer les faveurs de la multinationale en complotant à grande échelle les uns contre les autres, toutes les ethnies indonésiennes cherchant à ramasser leur part de cette économie du mensonge et de la pauvreté, un mafieux trafiquant d'armes et de femmes dont le bordel de luxe exploite des transsexuels, des papous, les pires des opprimés, révoltés sans voix, maintenus dans leur misère crasse, manipulés et trahis par tous, orpailleurs pataugeant dans les fuites polluées des pipelines.

Un attentat. Tout le monde est impliqué. Les services secrets américains enquêtent, la révolte gronde, les enjeux sont colossaux, la tension palpable. Les vieux convoquent les esprits. Personne ne veut la vérité, on se fiche du coupable. Il n'y a que la loi du plus fort et la vengeance rampante qui pourront apaiser les colères.
Et Pak Sustrisno ? C'est la caution naïve du roman. C'est nous. Il voit, il ne comprend pas. Il intègre même sans le savoir les services secrets, toujours à la recherche de sa chance de faire enfin fortune. C'est probablement le seul à avoir raison, finalement. Parce que penser à une échelle supérieure, vouloir renverser les équilibres, les injustices, c'est inévitablement s'attaquer à des moulins : en Papouasie Occidentale, pays occupé, les conquistadors n'ont de valeurs que la finance et le profit.

Jamais manichéen, jamais moralisateur, le récit installe l'évidence des rapports de force par les yeux de tous ceux qui  y vivent. C'est hyper efficace, jamais plombant, terriblement maîtrisé et efficace. Un roman magnifique !!

PS : les désillusions et l'inutilité donnent autant à rire qu'à s'agacer. C’est le grand talent de l'auteur. Il a pourtant un geste magnifique et sidérant qui empèse le propos. à partir du milieu du livre, quand le drame s'installe définitivement, une liste commence à prendre forme et nous accompagne en en-tête et pied de page, une ligne tout d'abord, puis progressivement deux, puis trois... jusqu'à occuper la moitié de la page. C'est celle des victimes papous des exactions militaires, des accidents industriels, des révoltes avortées. C'est d'une tristesse absolue et d'une force brutale.

  • Auteur : Nicolas ROUILLE
  • Titre : Timika, western papou
  • Editeur : Anacharsis, 2018

Extrait :

"Mais Freeport était une entité trop abstraite pour concentrer efficacement la colère et la frustration. Pour nombre d'entre eux, ce n'était qu'un logo bleu sur la portière d'un voiture trimbalant dans Timika son arrogant fanion rouge au bout d'une perche ; ce n'était qu'un nom sur une pancarte devant des bureaux dont les vitres ne laissaient rien voir, sur l'enseigne d'un supermarché réservé au personnel ou planté dans les terre-plein soigneusement entretenus d'un hôpital où leurs frères et leurs sœurs venaient crever de la sale maladie ; un simple nom imprimé sur des T-shirts troués ou des blousons usagés, des rebuts qu’ils s'empressaient de récupérer. Ils avaient beau savoir - on le leur répétait depuis qu'ils étaient petits - que Freeport était à l'origine de leur calvaire, pour eux, Freeport avait toujours existé.La Papouasie sans Freeport n'était qu'une histoire poussiéreuse racontée par des vieux, comme les mythes et les récits glorieux d'ancêtres, le Hollandais, Sukarno, Jésus, Kennedy et toute la clique. Même leurs montagnes et leurs rivièresils ne les avaient jamais connues autrement que modelées par Freeport. Sans doute était-ce la source de leurs maux, mais Freeport leur avait néanmoins entrouvert un monde qu'ils ne voulaient pas voir se refermer sans y avoir pleinement goûté. On crachait sur Freeport, mais on crachait par terre; car Freeport n'avait pas de visage. Les migrants, eux, avaient un visage, ils avaient mille visages, un million de visages : il en arrivait tous les jours par bateaux entiers, la Papouasie étai envahie par leurs visages aux sourires faux, c'était une plaie une gale un cancer, le sida c'était eux, la tuberculose eux aussi, il s arrivaient les valises pleines de leurs sales maladies, de leurs sales traditions, de leur sale religion. Les indonésiens souriaient et prenaient tout, ils pillaient en souriant les richesses de leur terre - l'or le cuivre les forêt le pétrole le gaz -, de leurs mers, de leurs mangroves, ne leur laissant que le sagou, la patate douce et le cochon, produits trop misérables et trop peu lucratifs pour qu'ils s'y intéressent. Quel papou peut se vanter de posséder un commerce, d'avoir monté un business, de tenir un "warung" en bord de rue, là où les migrants travaillant pour Freeport passent tous les riches de leur paye mensuelle ? Quel Papou tient un karaoke ou un bar ?

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