La fatigue du matériau

Posté par Nico dans Lire - 7 avril 2022 16:40

Quand je l'ai acheté, à peine renseigné, à peine intrigué, je ne pensais pas que ce livre serait aussi persistant. Tant de réflexions se bousculent encore, quelques mois après sa lecture, qu'il est évident qu'il fait déjà partie des lectures importantes de mon début d'année.

Puissance maléfique...

...ou tout du moins, présence dérangeante. Les jeunes lectrices de la maison ont pris l'habitude, très jeunes, de mettre à l'extérieur de leur chambre, au moment de se coucher, les livres qui les effraient. Si elles en apprécient la lecture, elles n'aiment pas leur voisinage dans l'obscurité. J'avoue que la lecture de la fatigue du matériau m'a laissé une gêne assez voisine. Non pas que le texte soit effrayant. Tout le contraire. Probablement parce qu'il est clinique, froid, et qu'il interdit de se réfugier derrière la fiction, les effets de style, des émotions construites. Pourtant, des émotions, il en fait naître, authentiques, violentes, crues. Ce livre simple, dans son propos et sa forme, nous oblige a regarder une réalité crue que nous préférons généralement voir par un prisme, intellectualiser. Nous sommes plongés sans rémission dans la détresse, sans retour possible. Car en plus d'être intransigeant et chirurgical, ce "récit de voyage" est extrêmement addictif.

De l'importance d'un titre

Parmi les livres qui s'étalaient sous mes yeux, le titre de celui-ci m'a interpellé. C'est lui qui m'a choisi. La fatigue du matériau, comme le rapport d'un ingénieur sur la résistance d'une superstructure. C'est fait de contrastes, d'antagonismes, ça dérange, posé là sur une table romanesque. D'un côté, ça sonne un peu comme "la recette du bonheur", "la joie de l'instant", mais diamétralement opposé, froid, réifié, langage professionnel, d'expert. La résistance du matériau. C'est pourtant exactement ce que raconte le livre : à quel point de résistance peut-on pousser une construction, quel effort peut-on exiger d'une construction avant qu'elle ne cède ? Mais ici, pas de ponts, d'aérogare, de paquebot... les constructions sont vivantes, deux jeunes frères migrants aux portes de l'Europe, qui devront passer les frontières seuls, mais promettent de se retrouver dans la grande ville, le plus tôt possible. 

Tension-émotion

Voici donc un roman étouffant qui teste les limites, mais autant celles des protagonistes que les nôtres. Comment est-ce possible, alors que le récit est construit sans effet, sans formule ? Parce qu'il fait appel à notre logique, notre confort, notre habitus, et nous déporte tranquillement vers quelque chose qui devient intenable, trop évidemment réel. Nous sommes bousculés par l'évidence des décisions prises, par la succession bêtes et méchante des faits (l'accumulation n'est pas outrancière, mais elle ne s'arrête jamais, d'où l'idée d'usure, de résistance, de fatigue). Nous finissons par prendre les coups, car nous portons ces personnages sur notre dos. Ce n'est jamais assez violent pour être choquant, mais la course devient réellement épuisante. Nous avons faim, froid, nous nous cachons, nous avons peur des chiens, nous ne comprenons pas les langages, les codes, nous faisons peur, nous avons honte de nous, nous cherchons un frère dans une ville mais ne savons pas dans quel sens prendre la route, nous avons toujours plus faim, nous sommes toujours plus fatigués, nos chutes sont plus lourdes, nous sommes perdus... 

Deux récits

Le livre nous raconte deux récits. Un pour chacun des frères. L'un est plus long que l'autre. Celui d'Amir (il y a Amir, et son frère, dont on ne connait pas le nom) est plus court, plus confortable, pus cher aussi. Il passe par des centres de rétention, des fuites, de l'entraide, de l'argent, des passeurs... Il y a le second, qui tient plus de l'évasion et de la course poursuite dans la neige, les forêts, la traque, la survie... Deux éléments sont savamment distillés : pourquoi ils fuient, et l'obsession de leurs retrouvailles : le passé et l'avenir. Un espoir entre deux désespoirs. On oscille toujours entre les deux, et la fragilité ténue et l'usure de cet espoir rendent la lecture irrespirable.

  • Auteur : Marek SINDELKA
  • Titre : La fatigue du matériau
  • Editeur : les Syrtes, 2021

Extrait :

Il atterrit sur le dos dans la neige..On aurait dit le bruit d'un drap qu'on secoue dans les airs. La neige amortit sa chute. Mais il perdit haleine tout aussi brusquement. Il avait des étincelles devant les yeux [...]
Il finit par reprendre son souffle. Un bruit étrange s'échappa de sa bouche malgré lui. Un bruit enfantin incongru. Un gros soupir silencieux. Comme quand un enfant qui a la fièvre gémit dans son sommeil. Il posa la main sur sa poitrine et soupira une nouvelle fois en silence, car l'air dans son corps lui faisait mal. Ensuite, tout s'apaisa. Mais quelque part au loin, un chien se mit à aboyer. Cela le fit se ressaisir pour de bon. Il aperçut de nouveau les étoiles et fut soudain drôlement content de pouvoir respirer. Ce n'était rien. Il s'était lui-même coupé le souffle.Ce sont de choses qui arrivent.
Il se releva. Le chien aboyait au loin, sans se rapprocher. Alentour, le calme. Aucun danger ne semblait menacer. Une énergie nouvelle s'empara de lui. Il avait encore ces bras, ces jambes. Ce n'était pas encore bien méchant. Il sentait chaque muscle. Il s'étira. Rentra son T-shirt dans son pantalon. Baissa son sweat-shirt et son blouson par -dessus. Il jeta son sac sur son dos et s'élança, recroquevillé, vers une pile de bois à l'autre bout du parking.
Il se retourna. Un aboiement parvenait du village. Ce village était plongé dans l'obscurité. Il n'aperçut que deux lampadaires et quelques fenêtres de maisons, bleuâtres. Il prit exactement la direction opposée. Dans les maisons, il devait surement faire chaud. Mais autour des maisons, il y avait des clôtures. Et derrière, des chiens. Il ne se retourna plus. Il courait sur une route champêtre couverte de neige. Il distinguait devant lui une rempart obscur d’arbres bas. A droite, un carré de champ. A gauche, toujours plus de tas de bois à se dessiner dans le noir. Des pyramides de cercles. [...]
La route d'achevait devant un portail. La forêt était ceinte d'une clôture en grillage. L'Europe, c'était des couloirs, des sauts-de-mouton, des entrepôts logistiques, et avant tout, des clôtures. Son frère lui avait jadis montré des photographies de villes en pierre, mais il lui avait paru impossible qu'elles existent réellement quelque part. Il franchit la clôture et et pénétra en courant dans la forêt. Il n'avait encore jamais vu une forêt pareille. On avait dû la créer dans un programme informatique. Tous les arbres mesuraient trois mètres de haut, ils poussaient en un réseau carré, eurs troncs se trouvaient à intervalles parfaitement réguliers".

Le mot de l'éditeur.

Je vous engage à aller lire la description que l'éditeur fait du livre. J'adhère à 100% parce que c'est exactement ce que j'ai ressenti et cherche à faire passer avec mes mots.

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