Entendu un air médiéval magnifique sur une chaîne musicale. Après vérification, le titre en est La Blanche Biche, arrangée apr Vincent Dumestre et le Poème Harmonique, ensemble très en vogue dans la remise à l'honneur, très en vogue aussi, des musiques médiévales. Sorte d'archéologie extrapolant ce que nos ancêtres se mettaient dans les esgourdes, à une époque où il était plus courant de mettre sur papier les textes des poètes que les partitions.
Recherche et interprétation, nous ne faisons que ça (et dans ces lignes encore), nous tentons de trouver le sens le plus juste entre les rares jalons, les rares communs, que nous trouvons. Du 14è siècle aux recueils ethnologiques de voix acadiennes ou canadiennes, des couplets tronqués, en traductions italiennes ou scandinaves, nous cherchons ce que ces fragments nous racontent de ce que nous sommes devenus, et comment nous le sommes devenus. Mais, toujours effrayés par le vide, nous remplissons les hiatus spatiaux ou temporels de contes, de probabilités, de probable, d'incertain? Mais avec l'arrogance des certitudes, d'avoir apporté toute lumière sur le mystère. Nos analyses sont pourtant bien piètres et ne font pas l'Histoire. Mais l'Histoire elle-même ne faisant pas la Vérité, nous modulons avec les mots le roman qui convient à nos jours.
A voir comme les mots se sont idéalement conservés à travers les siècles dans l'oralité, il serait bon de s'interroger sur la fidélité de la conservation écrite....
Par Sandro Botticelli, Nastagio rencontre une dame et le cavalier dans le bois de Ravenne, Musée du Prado, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=15585803
La Blanche Biche démontre juste, pour un vivant du 21è siècle, que le harcèlement, le viol et l'inceste ne sont pas des traumas et des questions sociales de notre époque, devenue enfin clairvoyante et égalitaire après des siècles d'obscurantisme et de patriarcat. De tout temps, on dénonce les odieuses situations qui mènent souvent au meurtre des femmes. "Fille le jour et biche la nuit", la perception duale (binaire) de la femme est évidente. Traquée par son propre frère, tuée par ses hommes et servie à dîner aux barons, certains mots font pleurer ou sidèrent par leur violence, comme le font les contes du 17è siècle, comme lorsque Marguerite, la victime, répond à son frère qui se fâche de ne point voir sa sœur au banquet :
Vous n'avez qu'à manger
Suis la première assise
Ma tête est dans le plat
Et mon coeur aux chevilles
Mon sang est répandu
Par toute la cuisine
Et sur vos noirs charbons
Mes pauvres os y grillent.
On trouve des versions régionales dans lesquelles les noms changent, pour les adapter à des situations historiques locales. On va chercher l'origine du texte chez Boccace, dans la huitième nouvelle de la cinquième journée du Decameron. La lecture de l'article vaut vraiment le coup, tant la dialectique amoureuse est cynique... Les tableaux de Botticelli intégrés ici reprennent ce passage, et, plus cynique encore, ont été commandés par un duc florentin pour un couple d'amis qui se marriait.
L'idée de "chasse infernale" pourrait renvoyer, au chant 13 de l'Enfer, de Dante (lui -même se référant au supplice réel d'un seigneur de son temps)...
Trois textes pour parler de ce poème et de ses interprétations bien plus subtilement que je ne le fais (trois textes de trois pays différents, ce qui montre aussi l'étendue de son message, son intérêt et sa capacité à voyager) :
- ce premier lien vers une étude de musicologues collecteurs canadiens
- ce second, blog spécialisé sur les héritages celtiques ou normands dans la culture italienne
- ce troisième, d'un blog anglais dédié à la broderie et la dentelle, regard intéressant interrogeant sur la spécificité des chants de dentellières ?
Mais surtout, à l'origine de cette pérégrination à travers les hyperliens et les références, se dire que, bien avant que les très opportunistes référents du tout petit microcosme de la musique savante, les indispensables troubadours de Tri Yann avaient déjà inscrit ce chant à leur répertoire :
Parmi des lectures en anglais, on trouve cette référence, reprenant le même genre d'histoire édifiante, mais sur un air complètement différent, et une interprétation folk très contemporaine :
Le blog italien fait partir son propos de cette interprétation. On nous présente la chanson comme une ballade bretonne (invérifiable), tirée d'une compilation de chansons provençales... Je ne connaissais pas Véronique Chalot, spécialiste du répertoire occitan ou provençal ou les deux, version assez épurée dans l'accompagnement (harpe, assez conventionnel, dans l'idée qu'on se faisait dans les années 70 de l’accompagnement musical médiéval), avec des effets de voix parfois surprenants :
Une petite version folk-pop québecoise du texte (on appréciera la mélodie qui n'a plus rien à voir, et l'évolution du texte. On a autant de versions de texte que de collectes, voir le premier article cité précédemment) :
Puis, pour mes souvenirs persos de bals musettes limousins, une version trad-musette-centre-france aux voyelles accentuées (lourdes ?), et le son du cor au début comme pour l'hallali :
Oserais-je encore, n'ayons pas froid aux yeux, cette version de Guy Béart...
(pas plus dégueu à écouter que Feu ! Chatterton)
Par Sandro Botticelli, Assassinat de la Dame, Musée du Prado, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=2825852